Chronique avril 2004

Les dérives du tout-Email

 

La pratique d'Internet a favorisé l'émergence d'un type de comportement particulier : il existe aujourd'hui des gens qui ne communiquent que par E-mail, à l'exclusion (ou presque) de toute autre forme de relation. Bien des raisons sont évoquées par les intéressés, notamment celle du "si je décroche le téléphone, je perds souvent du temps avec des importuns". Pourtant, au final, il en ressort un type de rapport étrange, sinon ubuesque.

En pratique, les échanges par le seul biais de l'Email font parfois perdre plus de temps qu'il n'en font gagner. Un exemple simple : avez-vous déjà tenté de fixer un rendez-vous avec quelqu'un qui ne veut "parler" que par E-mail ? Il faut parfois une dizaine d'allers et retour avant de se mettre d'accord sur un lieu et une heure alors qu'au bout du fil cela prendrait une minute tout au plus.

Un des éditeurs pour lesquels je travaille de temps à autre a choisi ce mode de communication unique. Il s'ensuit parfois des situations déroutantes. Il est arrivé que je m'absente durant plusieurs jours et qu'à mon retour, je trouve une succession d'E-mails s'étonnant que je ne donne pas signe de vie… Hmm… N'aurait-il pas été plus simple de décrocher le téléphone ?

Là où cela se complique, c'est que la qualité des échanges s'en ressent. Comme l'E-mail ne véhicule aucune des émotions et de la chaleur d'une voix, il peut engendrer des attitudes qu'une personne n'aurait pas forcément dans la vie courante. Dès 1993, lorsque j'ai commencé à y goûter, j'avais été étonné par le message haineux reçu d'un confrère suite à la lecture d'un de mes articles. Quelques jours plus tard, j'ai croisé l'intéressé lors d'une réunion, et il s'est avéré doux comme un agneau, plutôt gêné d'avoir envoyé un tel E-mail… Par la suite, j'ai expérimenté une telle séquence à de très nombreuses reprises. 1. Certains lecteurs m'adressent une missive électronique pleine de fiel. 2. Je leur réponds de manière courtoise, car il est toujours enrichissant d'obtenir l'avis de ses lecteurs. 3. Je reçois alors un deuxième message dans lequel la personne s'excuse de s'être emportée. Parfois, cela se termine même par une discussion amicale au téléphone d'où il ressort que l'Email a pu favoriser une réaction à vif, irréfléchie. On comprend d'autant mieux pourquoi certains guides sur Internet conseillent de laisser reposer les messages un tant soit peu agressifs durant plusieurs heures avant de cliquer sur la touche Envoi. Soit dit en passant, les forums de discussion sont encore pires car le fait de placer ses contributions à des correspondants inconnus amène souvent un ton et des propos qu'un individu n'assumerait aucunement en public.

Une personne très proche a récemment pu observer un cas extrême des dérives de l'Email comme seule méthode de communication. Étant tombé sur un site Web qui racontait des choses abracadabrantes à son égard, elle a voulu entrer en contact avec l'hébergeur de ce site. En appelant le service technique de cette société, OVH, il lui a été dit que le responsable ne prenait jamais les gens au téléphone. Une fois entré en contact par E-mail avec ladite personne, ils sont rapidement arrivés à une situation de blocage, le discours ultra-bref du jeune cadre pressé d'OVH se résumant à des bouts de phrases : "portez plainte", "contactez votre avocat"… Aucune possibilité de discussion ! Peu après, la personne a pu obtenir le créateur du site Web au téléphone. Une discussion conviviale s'est alors engagée, le Webmaster s'est excusé d'avoir publié une information non vérifiée et quelques secondes plus tard, dans le fil de la conversation, il l'avait supprimée !

Nous avons là un cas qui donne à réfléchir. L'Email est un outil de communication indispensable pour les échanges de documents, extrêmement pratique dans certaines situations, mais imparfait car trop impersonnel. Il est clairement à souhaiter que le bon vieux téléphone soit réhabilité pour ses capacités à véhiculer davantage d'humanité et à encourager des relations sociales plus vivantes, plus chaleureuses.

Daniel Ichbiah